Poster un commentaire

BLACK MIRROR – Saison 3.

Black Mirror – saison 3 (2016), série créée par Charlie Brooker.

black-mirror-saison-31) Nosedive : A la moindre interaction sociale, chacun peut -doit-  attribuer une note à l’autre d’un coup de pouce sur son Smartphone. Attention, si votre moyenne descend trop…

2) Playtest : Grâce à un minuscule implant, tester une nouvelle génération de jeux en 3D absolue qui vous immerge physiquement à l’intérieur du jeu, le rêve de tout gamer ?

3) Shut up and dance : Ce que vous avez fait quand vous étiez tout seul, face l’écran de votre ordinateur, dans la sécurisante solitude de votre chambre, a été enregistré via votre webcam et un inconnu menace d’envoyer cette vidéo à tous vos contacts ; jusqu’où êtes-vous prêt à lui obéir pour empêcher cette diffusion ?

4) San Junipero : Votre éternité, vous préférez la passer dans les années 80 ? Dans les années 90 ? Ou mourir ?

5) Men against fire : Pour faire de bon soldats, rien de tel que de faire de la réalité un immense shoot’em up.

6) Hated in the nation : Sur les réseaux sociaux, chacun peut poster ce qu’il veut, en toute innocence, il ne risque rien, non ?

 

black-mirror-saison-3_1Bienvenue dans un monde aux couleurs pastel et aux dégoulinantes relations sociales dont l’apparence mielleuse cache une évaluation permanente de chacun par chacun (un rêve ultra libéral ultra démocratique, non ?), mesure constante de performance et mise en compétition chronique de tous contre tous ; dans un monde où pour se brancher une fille dans un pays inconnu, votre mobile vous permet quasi instantanément de trouver le profil qui matche avec le vôtre ; dans un monde où le dirigeant d’une prospère entreprise de pointe à la mode reste -probablement- impuni quoi qu’il fasse ; un monde où vos secrets les plus inavouablesblack-mirror-saison-3_3 peuvent être livrés aux réseaux sociaux ; où le virtuel contamine le réel ; où mourir devient un choix personnel ; un monde sans plus aucun endroit où se cacher ; un monde où tout un chacun, sans cesse, clique, textote, poste, like, snapshote, tweete

 

Les six épisodes de cette saison 3 de la série de Charlie Brooker, comme les deux précédentes, questionnent sur la place des nouvelles -futures ?- technologies. Mais loin d’être technophobe, si en bonne speculative fiction elle porte un regard volontairement pessimiste sur l’avenir proche, c’est pour interroger sur d’éventuelles conséquences de nouveaux comportements engendrés par l’évolution technologique et son omniprésence dans l’environnement quotidien. Car repoussant  -presque- totalement l’angle paranoïaque qui situe le danger hors du spectateur (cf. tous ces films ou livres dansblack-mirror-saison-3_2 lesquels la menace technologique est aux mains, au choix, de l’état, d’une multinationale, d’une organisation secrète…, moteur parfois simpliste d’une dénonciation –réactionnaire ?-  du progrès technique), le point fort de Black Mirror est de prendre le contre-pied de cette approche en se focalisant sur l’utilisation généralisée des objets issus de la recherche technologique devenus objets de la vie de tous les jours de Monsieur et Madame Toutlemonde ; et ainsi d’impliquer directement le spectateur pour lui donner matière à réflexion sur ses propres actes : cliquer sur la souris de son PC, passer le pouce sur l’écran de son Smartphone, sont-ce toujours des gestes anodins, sans conséquences ?

Black Mirror n’en oublie pas pour autant qu’elle est spectacle : réalisation, décors, acteurs, péripéties scénaristiques, tout à la qualité pour tenir le spectateur devant… son écran (!). La série joue même avec la culture de celui-ci, s’amusant à reprendre selonblack-mirror-saison-3_5 l’épisode les codes classiques de film de genres (romance, film d’horreur, de guerre, policier) ou modernisant d’un lustre technologique certaines séquences-clichés (la maison hantée, l’attaque d’insectes) ; et l’amateur de SF goutera au superficiel plaisir du happy few à y pointer ça et là des rapprochements avec les œuvres d’auteurs ou réalisateurs du genre (Richard Matheson, Philip K Dick, Greg Egan, David Cronenberg…).

Si  la série aborde aussi des thèmes plus généralistes tels les nouveaux moyens de manipulation permis par les avancées technologiques ou s’offre des échappées vers desblack-mirror-saison-3_6 interrogations existentielles sur la fiabilité de nos perceptions sensorielles ou sur l’avenir de la mort (!), loin du basique divertissement geek, l’intérêt de Black Mirror provient d’abord de ce que sans juger, moraliser ou imposer des réponses, en proposant potentialités -probables ou improbables-, elle interroge sur la mise à distance du réel que favorise l’interface d’un écran et partant, sur la dérive vers la déresponsabilisation individuelle.

Poster un commentaire

LE CASSE DU CONTINUUM – COSMIQUE FRIC-FRAC.

Le casse du continuum – Cosmique fric-frac (2014) de Léo Henry. Éditions Gallimard, Folio, 2014.

le-casse-du-continuumSept mercenaires, les tout meilleurs de la galaxie dans leurs spécialités respectives, sont recrutés par un mystérieux commanditaire pour réaliser un casse qui sauvera l’univers.

 

Ce roman semble une pochade, tant l’action y est menée à toute blinde, sans fioritures, et aligne avec un joyeux aplomb les scènes-clichés, les courts chapitres qui le compose reprenant souvent des séquences déjà vues dans des dizaines de blockbusters : la mercenaire Lara Crofto-Resident Evilienne qui dézingue toute une armée à elle seule, le casse ultra pointu plein de suspense, la bagarre de bar, la partie de poker létale, la relation amoureuse au lourd passé, etc… ; et bien sûr, la mission impossible : « Je résume, reprit Tabitha. Il faut entrer tous les sept dans les rêves de Dieu. Arriver jusqu’à son cerveau sans se faire repérer, puis l’opérer contre son gré. Tout ça avec un virus à nos trousses et dans un temps limité. En cas d’échec : la mort pour chacun de nous, la déroute pour l’Empire. »

La structure-même de ce roman épouse une forme poncifienne en quatre parties : présentation individualisée des personnages en pleine action qui révèle leurs super-aptitudes respectives ; regroupement de toute l’équipe en un lieu secret pour préparer la mission -avec évidemment quelques tensions entre certains membres d’icelle- ; l’accomplissement cette mission avec de multiples péripéties ; l’épilogue. Ajouter à tout cela traitrise, mensonge, duplicité et vengeance ; parsemer de termes purement SF (« squid », « sniffeur ») ; agrémenter le tout d’un zeste de space opéra, d’une pincée de cyberpunk, d’un soupçon de Philip K Dick et d’une bonne dose de shoot’em up et voilà Le casse du continuum.

En définitive, Léo Henry propose un roman qui en rajoute tellement que, pris au second degré, il offre le plaisir d’une lecture futile et un peu bourrin qui malgré tout laisse transparaître le solide savoir-faire de l’auteur puisque parvenant quand même à gaiement embarquer le lecteur avec une allègre énergie dans cette aventure.

Poster un commentaire

VOYAGE AVEC UN ÂNE DANS LES CÉVENNES.

Voyage avec un âne dans les Cévennes (Travels with a donkey in the Cévennes, 1879) de Robert-Louis Stevenson, traduit de l’anglais (écossais) par Léon Bocquet. Editions Flammarion – 1991.

Stevenson_Voyage avec un ane dans les cevennesRobert-Louis Stevenson fait le récit du voyage qu’il entreprit  fin septembre 1878, alors âgé de vingt-huit ans, à travers les Cévennes, de Le Monastier à Saint-Jean du Gard, avec pour seule compagnie une petite ânesse grise dénommée Modestine.

 

Ce bref récit est une formidable invitation au voyage ; pas au voyage envisagé comme un but à atteindre, un endroit où être arrivé, mais pour son cheminement en lui-même. Stevenson convie le lecteur à prendre le temps de vivre ces moments passés entre deux points sur la carte non comme une perte dudit temps, mais comme constituant le seul motif réel du voyage. De fait, si son texte évoque son lieu de départ (Le Monastier), c’est essentiellement pour y relater brièvement ses préparatifs ; quant à celui de son arrivée (Saint-Jean-de-Gard), il n’en dit mot. Seuls comptent les près de deux cents kilomètres du trajet séparant ces deux cités.

Ce trajet, Stevenson le fait à pied et durant douze jours ; un âpre parcours montagneux, ardu, qu’il suit au rythme calme des pas d’une ânesse. Car ce récit est également un éloge de la lenteur et donne à partager ce plaisir du temps long qui offre au marcheur le loisir de se pénétrer des lieux qu’il traverse tout en laissant filer ses rêveries. Ainsi, comme une façon détournée de rendre compte des dérives du flux de pensées qu’éveille la marche, le voyage dans l’espace se fait en sus voyage dans le temps, la région qu’il traverse étant imprégnée d’Histoire, du Haut Gévaudan à la mémoire encore ensanglantée du « Napoléon des loups » aux « Cévennes des Cévennes » où l’écrivain intellectuel protestant se fait historien pour faire renaître la révolte des camisards.

Éloge de se perdre aussi : Stevenson a beau suivre des pistes tracés de villages en villages, sa marche n’en est pas pour autant encagée de panneaux lui intimant une direction à suivre et c’est parfois le hasard ou la –mauvaise- volonté de Modestine qui lui font suivre un chemin plutôt qu’un autre. L’écrivain cède volontiers à l’inattendu de sa route comme à celui des rencontres qu’il y fait, paysans ou voyageurs sur lesquels il porte toujours un regard bienveillant, même lorsqu’il en est le jouet ou lorsqu’elles donnent lieu à des oppositions de vues.

« J’avais cherché une aventure durant ma vie entière, une simple aventure sans passion, telle qu’il en arrive tous les jours et à d’héroïques voyageurs et me trouver ainsi, un beau matin, par hasard, à la corne d’un bois du Gévaudan, ignorant du nord comme du sud, aussi étranger à ce qui m’entourait que le premier homme sur terre, continent perdu – c’était trouver réalisée une part de mes rêves quotidiens ». Ce voyage n’est donc rien de plus qu’une petite aventure ordinaire. Et cependant, il recèle dans sa banalité de moments exaltants comme celui, pourtant anodin en soi, de se réveiller avec l’aurore après une nuit à la belle étoile ou quand, parvenu au terme d’une ascension révélant à la vue un horizon que rien ne vient boucher, ce n’est ni le sentiment puéril d’une victoire sur la nature, ni l’angoissante impression d’écrasement devant la pesante puissance des monts qui l’entourent que ressent le voyageur, mais cette douce euphorie d’instants où l’emporte le sentiment fugace d’être un peu au delà de soi-même et de s’intégrer naturellement au lieu, d’y avoir sa place.

Contrairement à ce qu’il en est bien souvent ailleurs, ce voyage ne se veut pas métaphore d’un parcours initiatique. Néanmoins, le lecteur sent en filigrane qu’il tient quand même du dépassement de soi, bien que Stevenson ne s’attarde pas sur les obstacles et désagréments que lui fait subir sa route ni ne fasse étalage de nulle gloriole sur la façon dont il les dépasse. N’empêche que de cette longue marche il en découvre un peu sur lui-même, des gens qu’il croise, des paysages qu’il traverse, mais peut-être surtout de Modestine, cette ânesse d’abord indocile qu’il apprend à guider et dont la présence l’enrichit à son insu, compagnie qui se fait de plus en plus discrète au fur et à mesure du texte mais que pourtant le lecteur ne cesse de sentir-là comme un guide/modèle silencieux. Modestine partageant humblement avec Stevenson les épreuves qu’imposent ces chemins montagneux, un lien se noue entre l’homme et l’animal, lien que l’auteur devra briser une fois parvenu au terme de son chemin pour prendre conscience de son intensité, une séparation causant en lui une peine que jamais il n’aurait soupçonnée.

Hormis une rapide allusion à une future voie de chemin de fer, signe d’une modernité en gestation qui fera de la vitesse l’un de ses étendards, raccourcissant le trajet mais dénaturant le voyage, ce récit prend le lecteur avec une simplicité originelle, exempt qu’il est d’un regard politisé ou autres considérations externes qui entachent de nos jours la perception de la nature, et la ramène à son élémentaire beauté. Aujourd’hui devenu GR, nul doute que « Le chemin de Stevenson » a subi de multiples altérations depuis l’époque où l’écrivain le parcourut. Mais avec ce livre pour guide, le marcheur pourra peut-être y approcher par instants les échos des sensations rares transmises en douceur par ce récit.

Poster un commentaire

SOLEIL NOIR.

Soleil noir (2007) de Patrick Pécherot. Éditions Gallimard 2007, Folio 2009.

Soleil noir_Patrick PecherotFélix, un quinquagénaire au chômage, la vie à la dérive et le moral à plat, hérite du petit pavillon d’un vieil oncle décédé. A l’initiative de Simon, une rencontre de bar, braqueur en fin de parcours que les années de prison ont plus fatigué qu’assagi mais qui cherche à monter un ultime coup, cette maison devient la parfaite planque pour organiser un braquage : sise dans une petite rue d’une bourgade du Nord lessivée par la crise économique, elle est sur le trajet quotidien d’un camion de transport de fonds. Avec Zamponi, un petit patron artisan amer, et Brandon, un jeune loubard des cités, toujours à fleur de peau et les oreilles obstruées en permanence par des écouteurs braillant du rap, ils s’y installent pour mettre au point l’opération, se faisant passer pour une équipe d’ouvriers en charge du ravalement. Mais cette demeure fut aussi le lieu des vacances d’enfance de Félix et fait remonter par vagues à sa mémoire les souvenirs de ses jeunes années. Fouillant les archives de son oncle, il tombe sur de vieilles coupures de journaux évoquant le sort d’émigrés polonais venus travailler dans les mines locales des décennies plus tôt et y découvre les traces d’une Anna dont son oncle ne lui avait jamais parlé et de qui il semble pourtant avoir été très proche. Félix se met à enquêter sur ce passé tandis qu’un soudain vent de revendications sociales des convoyeurs retarde l’accomplissement du braquage, revendications aux conséquences inattendues sur toute la ville.

 

Ce court roman de Patrick Pécherot n’a pas pour dessein de relater par le menu la planification minutieuse puis l’exécution rigoureuse et pleine de sang-froid d’un hold-up. A mille lieues du gang de professionnels totalement focalisés sur un coup fabuleux, les braqueurs de Pécherot ont plus à voir avec une équipe hétéroclite de « bras cassés » à la concentration fluctuante. D’ailleurs, s’il en constitue l’un des motifs, le braquage n’est pas le cœur de ce texte.

Car conjointement, un Félix assailli de bouffées nostalgiques se plonge dans des recherches historiques qui aboutissent à l’exhumation d’un passé peu glorieux : l’expulsion en masse dans les années trente, suite à une grève, d’émigrés venus de l’Est de l’Europe travailler dans les houillères du Nord. Félix cherche surtout à reconstituer le destin de l’une d’entre eux, Anna, une ouvrière agricole polonaise qui fut le grand amour contrarié de son oncle. Toutefois, ce n’est pas non plus dans cette quête d’une vérité enfouie par le temps que se trouve le centre de ce livre.

En sus, un imprévu -la grève des convoyeurs- amène à une transformation de la toile de fond : contraints d’ajourner l’exécution de leur braquage, Félix et ses comparses en viennent à fréquenter le petit bistrot local, acquérant rapidement le statut d’habitués. Puis ce sont les grévistes qui eux aussi s’y rendent quotidiennement pour déjeuner. Et de fil en aiguille, la grève durant et attirant l’attention des média, ce troquet devient l’épicentre d’une revivification de ce petit bled délaissé d’une banlieue perdue, comme si,  -utopique raccourci !-, un banal mouvement social pouvait être à l’origine d’un retour de la vie. Dès lors, Patrick Pécherot, entrecroisant ses fils narratifs (qui au final se rejoindront), multiplie les protagonistes ; et c’est-là que se trouve l’âme de ce roman : dans ses personnages.

En effet, par une suite de courts chapitres alternant sans vergogne narration à la première (s’agissant de Félix) ou à la troisième personne (pour tous les autres), outre les quatre braqueurs aux origines et aux trajectoires bien différentes, Pécherot fait intervenir toute une galerie de personnages : leurs complices, Manu, un ex boxeur déboussolé à la fidélité canine, et Maurice, un convoyeur qui ne rêve que d’une vie de tranquille pêcheur à la ligne en Creuse. Mais aussi les Pinto, vieux couple de tenanciers de bistrot à l’opposé du cliché de la beaufitude dont est généralement volontiers affublé ce type de commerçant ; un trio de facétieux anciens, mémoires du bled, s’échappant chaque jour de leur maison de retraite (en taxi !) pour venir trouver dans le petit café un refuge où y taper le carton et boire quelques coups ; Léo, le pote d’enfance de Félix, prof d’histoire qui l’aide sans ses recherches ; Nosferatu, bizarre vieillard malade et solitaire qui amoncelle des tonnes de rebuts -et donc de l’Histoire- dans sa maison ; Julie, jeune journaliste en CDD qui donne l’occasion à Pécherot d’un coup de griffe aux média ; un duo de flics -car, suite à une bévue, la police finit par s’intéresser à ces pseudo ouvriers. Pécherot n’hésite pas à digresser sur le compte de chacun, racontant un petit bout de leur histoire propre et leur donnant à tous épaisseur et existence, accordant de l’attention à tous ces personnages plutôt malmenés par la vie et portant sur eux un regard sans jugement moral qui fait de tous des êtres humains auxquels le lecteur s’intéresse et s’attache.

Le style de Pécherot pour ce roman est fait de phrases courtes au vocabulaire argotique et imagé avec parfois un brin d’humour fataliste (« Quand les dés sont jetés, il faut les boire. »), une écriture qui tendrait par moments à l’apparenter au courant d’une certaine tradition du polar français (quelque chose d’une veine Boudard avec peut-être même une once de Dard) et recèle aussi quelques senteurs simenoniennes (Simenon à qui il est explicitement fait allusion) tandis que son propos amène plutôt songer à Daeninckx pour ce mélange présent/passé qui réveille l’Histoire sociale.

Prenant pour prétexte un sujet rebattu et malgré sa brièveté, ce roman brasse de multiples thèmes (la crise économique, la lutte des classes, la xénophobie, les cités, les média,…) sans jamais s’appesantir ni donner de leçons. Teinté de nostalgie et bourré de références à la culture populaire, il combine gestes désespérés et espoir d’une renaissance, et réussit en quelques mots simples à émouvoir le lecteur.

 

Poster un commentaire

ROCKS OFF – L’HISTOIRE DES ROLLING STONES EN 50 TITRES.

Rocks off L’histoire des Rolling Stones en 50 titres (Rocks Off 50 tracks that tell the story of the Rolling Stones, 2013) de Bill Janovitz. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Stan Cuesta. Éditions Payot & Rivages, 2015.

Rocks Off_2Le journaliste, écrivain et musicien Bill Janovitz parcourt la carrière des Rolling Stones en basant son approche sur cinquante de leurs compositions extraites de leur discographie studio.

 

Écrit par un vieux fan des Stones érudit rock’n’rollement parlant, auditeur minutieux pouvant parfois flirter avec l’analyse musicologique, Rocks Off s’adresse à d’autres vieux fans des Stonesa minima des amateurs éclairés du groupe-. (Avis : si, pour le potentiel lecteur, les Rolling Stones ne sont qu’un groupe de vieillards jet-setters se lançant périodiquement dans une tournée mondiale des stades pour regarnir leur compte en banque de quelques millions et dont l’unique titre de gloire s’appelle Satisfaction : LAISSEZ TOMBER !) En revanche, si dès les premières secondes, l’écoute des inimitables percussions de l’intro de Sympathy for the Devil ou du riff d’ouverture de Street Fighting Man provoque illico un frisson à faire dresser les poils sur le corps, la lecture de cet ouvrage est plus que recommandée.

Obligatoirement –et heureusement !- subjective, la sélection de l’auteur ne constitue en rien un énième best of : c’est en puisant dans l’intégralité des albums studio du groupe que Bill Janovitz a retenu cette cinquantaine de titres, certains effectivement ultra connus, d’autres plus secrets. Sa démarche est d’asseoir son travail sur le cœur de ce qui fait les Stones : la musique, et, à partir de ce solide point d’ancrage, d’élargir le cercle en revenant sur l’origine d’une chanson et/ou en la contextualisant, l’éclairant ainsi des sources variées ayant nourri sa composition : l’évolution musicale interne des Stones eux-mêmes et, plus largement, celle du rock à la période dans laquelle cette composition s’inscrit, les conditions dans lesquelles se firent ces enregistrements, les apports de certains producteurs ou musiciens non-Stones officiels, les progrès des moyens technologiques ; mais aussi, humainement, l’incidence des relations au sein des Stones eux-mêmes ou avec leur entourage, ou celle d’une notoriété croissante ; et encore le poids de biens connus évènements qui ont marqué l’histoire du groupe (mort de Brian Jones, la descente de police au petit matin chez Keith Richards, Altamont, l’arrestation de Keith au Canada,…) ou les évolutions culturelles au sens large et le climat général de la société d’alors. Tous ces éléments hétéroclites, Janovitz dépeint comment ils purent participer de la création de ces morceaux (voire d’albums entiers) et étoffe ainsi les futures écoutes de l’amateur stonien.

A ce titre, le chapitre consacré à Gimme Shelter est frappant : le germe de ce morceau revient à un Keith Richards maussade regardant par la fenêtre les passants londoniens fuyant un furieux orage, orage grondant également dans l’esprit d’un Keith ressassant la trahison d’Anita (Pallenberg) tout grattouillant sa six cordes et gribouillant quelques vers. Mystérieuse alchimie de la création, des heures de travail en studio plus tard sous la houlette d’un avisé Jimmy Miller agençant les contributions de chacun, nait Gimme shelter, à la fois rock imparable et, transcendant son origine, reflet émotionnel brûlant des angoisses d’une période de violence sociale. L’auteur citant l’écrivain Stephen Davis : « Aucun disque de rock, avant ou depuis, n’a jamais si parfaitement capturé la sensation de terreur palpable qui planait sur son époque. » ; et Janovitz d’ajouter : « J’irais même plus loin en disant qu’aucune chanson de rock, avant ou depuis, n’a su si parfaitement capturé cette sensation que Gimme Shelter. » Gimme Shelter, dans son temps et hors du temps… de l’art ?

De fait, les Stones surent instinctivement sentir et retranscrire dans leur musique les émois de leur époque ; pas toujours à bon escient, s’agissant des errements psychédéliques qualifiables -en étant bienveillant- d’expérimentaux de Their Satanic Majesties Request, mais, comme l’avance Janovitz, sachant ensuite se reprendre avec le 45 tours Jumpin’ Jack Flash, à la fois salutaire retour aux racines musicales stoniennes et bond qualitatif initiant l’incroyable quartet Beggar’s Banquet / Let It Bleed / Sticky Fingers / Exile On Main Street qui lui succèdera, albums constituant l’apogée de la créativité musicale des Stones et pertinents révélateurs émotionnels des tensions et désarrois du moment. Car si les Stones n’ont jamais eu un discours clairement politisé, ils participèrent pourtant totalement d’une musique qui s’inscrivait alors dans des rapports de force sociaux : « Et le rock’n’roll, à l’époque [1971], voulait dire un peu plus qu’aujourd’hui. Il avait une importance sociale, il voulait détruire l’ordre établi et tout ça. Il représentait la façon dont une génération entière ressentait les choses. » Sur ce plan, de nos jours, des amateurs de punk sont à la tête de banque, des ex-rappeurs siègent dans des conseils d’administration et des fans de métal dirigent des multinationales : « the times they (have) a changin’ »…

Dans son analyse, l’auditeur pointilleux qu’est Janovitz pointe les plantages au sein de certains enregistrements : ici un pain de Will Wyman, là une entrée en léger décalage de Keith Richards, etc… Et cependant, ce sont ces prises qui furent conservées. Partant, Janovitz met le doigt sur une composante fondamentale du rock : ayant peu à voir avec une virtuosité technique pouvant être suffocante, c’est dans la dynamique, l’énergie, le feeling, la pulsation, en un mot dans le groove, cette chose impalpable et pourtant évidente, qu’est l’âme du rock (ce qu’ont bien compris les punks de la fin des seventies). Si ces prises furent celles gravées sur vinyle, c’est simplement parce qu’elles avaient le meilleur GROOVE ! Et Janovitz de sous-entendre ainsi qu’à chercher parfois aujourd’hui, grâce à la technologie numérique, à tout caler au quart de poil de centième de seconde, n’est-ce pas prendre le risque de perdre ce qui fait l’humanité du rock ’n’ roll ?

Organisé chronologiquement et subdivisé en trois grandes périodes correspondant chacune au second guitariste des Stones (Brian Jones / Mick Taylor / Ron Wood), ce livre passionnant dans ces deux premières parties présente un intérêt moindre dès lors qu’il aborde sa dernière phase (paradoxalement celle couvrant tout à la fois la plus longue durée et le plus grand nombre d’albums, mais dont Janovitz retient -avec raison- le plus petit nombre de titres). L’analyse des chansons y perd de la place tandis que grandit celle occupée par le récit de la dégradation des relations au sein des Stones, notamment du fait la volonté d’hégémonie (et de jet-settisation) de Mick Jagger sur la destinée du groupe. Même si Janovitz paraît y faire par moments preuve d’indulgence, comme recherchant dans les albums décevants de cette période quelques traces de la flamme d’antant, ces compositions sont dans l’ensemble loin d’approcher la qualité de celles antérieures, et force lui est d’avouer par exemple que « Undercover est un album faible. ». Mais une fois encore, les Stones ne furent-ils pas ainsi dans l’air du temps ? Janovitz, à propos des années 80 : « C’est tout simplement représentatif de la mauvaise passe dans laquelle se trouve la musique grand public. Avec le regroupement de l’industrie du disque, de la radio et de la télévision en un petit nombre de sociétés, les grandes chaînes ne prennent plus aucun risque, choisissant le plus petit dénominateur commun, abreuvant les chaînes vidéo de daubes (…) ». Et de pointer un moment de relative calcification du rock due à la refourgue sous ce format nouveau qu’est alors le CD des vieux fonds de catalogue, son institutionnalisation symbolisé par l’avènement du Rock ’n’ Roll Hall of Fame et les nouveaux standards insipides imposés par l’émergence de MTV : « L’avenir selon MTV ressemble à une sorte de brouillard diaphane avec une bande-son remplie de samples de batterie séquencés et d’irritants bourdonnements haut perchés de synthés numériques, et une pénurie totale de guitares cradingues. »

Ce livre retrace donc une trajectoire épousant la classique courbe du rise and fall -du strict point de vue musical s’entend, il en va tout autrement du point de vue financier- et laisse transparaître qu’à l’image des Stones, c’est tout le rock qui, désormais rentré dans le rang, n’est plus par personne considéré comme la musique du diable -même s’il reste encore et toujours aujourd’hui porteur d’incomparables émotions-. Mais, l’oreille enrichie de l’érudition de l’auteur, le texte de Janovitz suscite avant tout chez le lecteur l’irrépressible envie de réécouter pour la millième fois Let It Bleed ou Exile, et, une fois encore, de se laisser emporter par le groove.

Poster un commentaire

STALKER – PIQUE-NIQUE AU BORD DU CHEMIN.

Stalker – Pique-nique au bord du chemin (Пикник на обочине, 1972) de Arkadi & Boris Strougatski. Éditions Denoël, 1981 (Présence du Futur) ; 2010 (Lunes d’encre) ; Folio, 2013.

StalkerDes extra-terrestres sont venus sur Terre, puis repartis, sans entrer en contact avec les humains. Dans les six zones de la Visite, ils ont abandonné d’étranges objets au fonctionnement incompréhensible et parfois létal. Treize ans plus tard, dans ces zones désertées et mortellement dangereuses dont l’armée garde l’accès, seuls y pénètrent les stalkers afin d’en ramener de ces objets, officiellement pour en permettre l’étude par l’Institut International des Cultures Extraterrestres, ou clandestinement pour les fourguer à des receleurs qui les revendent à des grosses entreprises. Redrick Shouhart est l’un des meilleurs de ces stalkers.

 

Ce roman prend de prime abord le contre-pied de poncifs science-fictionneux de jadis : si l’existence avérée d’aliens en constitue le prémisse, nulle rencontre du troisième type ne s’y déroule, pas plus qu’il ne met en action d’héroïques humains archétypés au noble dessein. De surcroît, refusant tout rassurant éclaircissement, la finalité de cette Visite extraterrestre demeurera un mystère : quand les auteurs, au deux tiers du roman, en viennent à l’attendue scène-cliché de la révélation explicative, celle-ci prend place dans un décor au prosaïsme vulgaire (au fond d’un bar) où la figure du savoir, prix Nobel de physique, s’alcoolisant, ne peut émettre qu’hypothèses qui restent conjectures, la plus crédible ayant le goût amer de l’indifférence des Visiteurs envers les terriens. Partant, avec une élégante économie, les frères Strougatski énoncent ainsi simplement l’infinie insignifiance de l’espèce humaine et sa foncière incapacité à comprendre l’univers.

Plus encore, l’extraordinaire évènement qu’est la preuve avérée de l’existence de la vie ailleurs que sur Terre ne provoque aucun bouleversement. Au contraire perdure la banalité du comportement des hommes, ramenant l’exceptionnel à leur modeste échelle : s’ils risquent leur peau en pénétrant dans les Zones, les stalkers ne sont motivés que par l’argent ; l’Institut des Cultures Extraterrestres, le complexe militaro-industriel ou les sociétés privées analysent les objets récupérés par les stalkers dans le but de leur trouver un usage pratique et lucratif, sans s’interroger au-delà (à l’exemple de l’inépuisable batterie « etak » utilisée pour faire fonctionner les voitures). Réduire les choses à la mesure humaine, c’est encore affubler ces mystérieux objets extraterrestres de noms poético-triviaux compréhensibles de tous (« calvitie de moustique », « gelée de sorcières », « gais fantômes », « éclaboussures noires », …), mais c’est aussi intégrer paisiblement dans le quotidien les conséquences insolites qu’engendrent la vie à proximité des zones : les revenants-zombies sont naturellement recueillis et retrouvent une place au sein de leur famille respective, les enfants au patrimoine génétique chamboulé entraînant d’inédites mutations sont aimés comme ils doivent l’être par leurs parents. Ce qui est hors du commun, l’être humain ne peut l’appréhender que dans le cadre restreint de son humanité, tant avec sa bassesse (vénalité, brutalité,…) qu’avec sa grandeur (courage, amour,…). Et pourtant…

Et pourtant, après trois chapitres où leurs personnages, ces gens du commun emblématiques de l’espèce, dessinent un tableau somme toute médiocre de la race humaine, dans la dernière partie du roman, les frères Strougatski, renversant leur propre constat, veulent croire que cela ne peut pas être tout, qu’il doit y avoir plus : avec la quête de la « Boule d’Or », objet mythique au fin fond de la zone et objet de fantasmes et de croyances tel une aliene lanterne magique censée exaucer tous les vœux, ils donnent à espérer que peut-être l’Homme recèle en lui des aspirations qui peuvent aller au-delà de l’égoïsme des limites de son corps. Lorsque Shouhart le stalker y est finalement confronté, livrant son âme à nu, il reprend à son compte le vœu du jeune Arthur qui l’accompagnait dans son ultime périple dans la zone : « DU BONHEUR POUR TOUT LE MONDE, GRATUITEMENT, ET QUE PERSONNE NE REPARTE LÉSÉ ! ».

Au final, impossible de rendre réellement compte de l’inexplicable saisissement éprouvé à la lecture de ce court roman. Exceptée sa reconnaissance dans le milieu de la littérature de genre, rien, ni dans son écriture, ni dans son déroulement, ni dans aucun autre de ses aspects accessibles à l’analyse n’en fait un de ces jalons qui marquent consensuellement l’histoire de la littérature tout court. Mais, passant outre une appréhension intellectuelle, Stalker se ressent, comme s’il s’adressait directement à quelque chose en deçà de la compréhension, quelque chose de profond, d’enfoui, de secret ; de fondamentalement humain.

Poster un commentaire

HABEMUS PAPAM.

Habemus Papam (Id – 2011), un film de Nanni Moretti, avec Michel Piccoli, Nanni Moretti, Jerzy Stuhr, Renato Scarpa, Franco Graziosi, Margherita Buy.

habemus papam Le pape vient de mourir. Le Conclave se réunit au sein du Vatican, la centaine de cardinaux venus du monde entier devant élire un successeur au souverain pontife défunt. Après plusieurs tours de scrutin, Melville, un cardinal discret, est désigné pour endosser cette fonction. Celui-ci semble dans un premier temps en accepter la charge, mais au moment de paraître au balcon à la foule des fidèles et aux caméras du monde entier massés sur la place Saint-Pierre de Rome, il regimbe, poussant un cri d’effroi avant de s’enfuir, se déclarant incapable d’accomplir le geste ultime de sa désignation. Pour tenter de résoudre cette crise inédite, tandis que le monde catholique demeure suspendu dans l’attente et l’incompréhension, le porte-parole du Vatican fait venir au Saint-Siège un psychanalyse. Les entretiens entre celui-ci et le pape réfractaire n’aboutissant pas au résultat escompté, Melville est conduit, incognito, chez une autre analyste. Mais il profite de cette sortie en habits civils pour échapper à son escorte. Il commence alors une errance solitaire dans les rues de Rome, tandis que le psychanalyste comme les cardinaux, tenus au secret, sont contraints de demeurer à l’intérieur de la cité du Vatican tant que la crise ne sera pas résolue.

 

Dans son film précédent Le Caïman, le personnage interprété par Nanni Moretti déclarait que « c’est toujours le moment pour réaliser une comédie ». Nanni Moretti cinéaste a pris au mot Nanni Moretti acteur et avec cet Habemus Papam réussit une hilarante comédie. Mais évidemment, pas que…

Comédie néanmoins car ce film offre son lot de séquences désopilantes et saugrenues (certaines teintées d’un rien de fellinien), telle cette scène où un cardinal énumère au psychanalyste tous les sujets qu’il lui est interdit d’aborder avec le pape récalcitrant (les rêves, l’enfance, les fantasmes, la sexualité, bref tout ce qui fonde la cure analytique) avant que l’analyste se voit obligé de mener son entretien avec son patient,habemus papam_02 situation d’ordinaire intime, au centre d’une immense salle, entouré de la centaine des cardinaux du Conclave, attentifs. Cette circonstance mettant au contact deux religions antagonistes (de l’incompatibilité des notions d’âme et d’inconscient…), Moretti ne la traite pas comme une confrontation et, même s’il se moque des comportements des uns et des autres, ne porte à aucun moment de jugement sur leurs croyances respectives ; et l’opposition attendue entre l’un et les autres n’a pas lieu. Tout au contraire s’installe vite une cohabitation douce entre l’analyste et les cardinaux, voire même une forme de convergence lorsque le psychanalyste brandit la Bible, seul livre à sa disposition dans son lieu de rétention, en déclarant qu’il y a découvert un passage correspondant tout à fait à la description des symptômes de la dépression.

Enfermés à l’intérieur de la cité du Vatican et privés de leurs portables, livrés à eux-mêmes et à l’ennui, coupés tout autant qu’à l’abri du monde extérieur et forcés d’abandonner le temps de cette crise le rôle qu’ils endossent au quotidien, le psychanalyste comme les cardinaux révèlent alors rapidement l’enfant qui est en eux. De fait, hormis le porte-parole du Vatican, le Saint-Siège ne semble abriter que des personnages prompts à laisser s’exprimer leur part infantile : cardinaux se comportant tels des écoliers copiant les uns sur les autres au moment du vote pour élire le nouveau Saint-Père ou, lorsqu’ils jouent aux cartes, ne supportant pas de ne pas gagner ; puéril encore, le psychanalyste répétant à l’envi qu’il est le meilleur en son domaine. Et, burlesque séquence, tous s’impliquent entièrement dans le tournoi de volley-ball international qu’organise le psychanalyste dans la habemus papam_04cour du Saint-Siège entre les cardinaux des différents continents, vieillards en tenue sacerdotale se laissant complètement aller aux joies de la compétition sportive, le psychanalyste-organisateur plus encore, comme le révèle son visage d’enfant frustré lorsque le retour du porte-parole du Vatican vient mettre fin au tournoi avant son terme. Enfantin encore le garde suisse cloîtré dans la chambre du pape pour faire croire à tous à la présence du Saint-Père qui, libéré du carcan de son uniforme, se comporte en gamin jouisseur.

Pendant que l’on passe le temps au Saint-Siège avec ces occupations ludiques, Moretti filme en parallèle l’errance de Melville, rôle tenu par un habemus papam_05merveilleux Michel Piccoli un rien hébété, le regard curieux du monde, presque affamé de cette vie qui s’agite autour de lui, promenant ses questionnements dans les rues de Rome. Ayant avoué précédemment à l’analyste que son grand rêve aurait été de faire du théâtre (donc de jouer, lui aussi), ses yeux s’émerveillent lorsque, dans l’hôtel où il a pris une chambre, il rencontre un acteur fou auquel il donne un temps la réplique ou lorsqu’il se retrouve attablé au milieu d’une troupe de théâtre, moments émouvants d’un homme semblant enfin heureux de s’approcher de ses désirs frustrés, abandonnés. Habemus Papam prend donc à contre-pied une pensée dominante qui prône l’ambition et le pouvoir comme valeurs en soi. Il montre au contraire un homme qui, au moment d’accéder à la charge suprême, doute, se remet en cause (à l’opposé de Le caïman qui relatait l’ascension irrésistible et impitoyable d’un individu déterminé et sûr de lui). Melville résiste (ce n’est sans doute pas un hasard si Moretti lui a donné le nom de l’auteur de Bartleby, personnage-symbole au fameux « I would prefer not to »), refuse comme allant de soi d’accepter l’autorité qui lui échoit, considérant qu’il s’agit-là d’abord une charge morale, et s’interroge pour savoir s’il est capable de l’assumer, s’il en est digne.

Sur ce propos de base, tout en conservant le ton de la comédie, Moretti vient greffer un autre thème déjà présent dans ses œuvres précédentes : le rôle du langage, cet outil primordial de la psychanalyste qui s’avère ici totalement inopérant ; ou qui devient un verbiage pâteux lorsqu’il sort de la bouche d’un expert médiatique dans une courte séquence où une télévision montre un spécialiste des questions vaticanes qui, après s’être laissé emporter par le flot de ses propres paroles, s’interrompt soudain, ne trouvant plus de sens aux mots qu’il emploie ; le langage également outil de communication (au sens médiatique du terme) qui devient écran de fumée, mensonge tel celui bâti par le porte-parole du Vatican paniqué par la disparition du pape qui, pour rassurer le monde, fait croire qu’avant de paraître, le Saint-Père nouvellement élu a souhaité se retirer un temps dans ses appartements pour prier (mystification qu’il fait aussi gober à l’intérieur même du Saint-Siège en faisant passer la silhouette d’un garde suisse pour celle du pape dans sa chambre) ; le langage utilisé aussi simplement pour combler du vide, comme le fait ce reporter en direct de la place Saint-Pierre de Rome qui n’a pourtant rien à dire et qui s’enquiert auprès de ses propres collègues d’éventuelles informations (blabla médiatique auquel d’ailleurs les gens ne croient, ainsi que le révèle les propos du concierge de l’hôtel où s’est réfugié Melville). Mais a contrario, le langage est aussi porteur d’art, de beauté, d’éblouissement, tel celui ressenti par Melville entendant les acteurs jouer une pièce de Tchekhov.

Enfin, il y a du dérisoire dans le regard que porte Moretti sur cette comédie humaine du pouvoir. Dans Le caïman déjà, avec son film dans le film, il semblait dire que tout cela n’était que du cinéma. Dans Habemus Papam, avec ses nombreuses allusions au théâtre (comme encore ces deux immenses tentures rouges de chaque côté du balcon où doit paraître le pape qui évoquent le rideau d’une scène), il paraît signifier le côté théâtral -factice- de tout cela. Des enfants qui jouent…

Finalement, Moretti, avec l’unique et ultime apparition de Melville à ce fameux balcon, achève son film en prenant une dernière fois à revers le précédent, le discours de mise en garde contre la recherche d’un guide, d’un chef, d’un gourou qu’y tient Melville prônant l’exact inverse des derniers mots de Le Caïman.

Avec Habemus Papam, Moretti n’est en définitive pas si éloigné que cela de la grande tradition de la comédie italienne (dans une version moins hardcore et plus intello), avec ses personnages un peu ridicules mais montrés sans méchanceté, avec un certain attendrissement, une comédie où le rire n’empêche ni l’émotion, ni la réflexion.

 

Poster un commentaire

LE CAÏMAN.

Le caïman (Il caïmano – 2006) de Nanni Moretti, avec Silvio Orlando, Margherita Buy, Jasmine Trinca, Nanni Moretti, Michele Placido.

Le caiman_Nanni Moretti

Bruno Bonomo est un petit producteur de nanards qui connut un relatif succès des années auparavant mais qui ne parvient plus à mettre de film en chantier. Au cours d’une rétrospective qui lui est consacrée, une jeune fille, Térésa, lui remet un scénario qu’elle veut tourner. De retour à ses bureaux, où il passe ses nuits parce qu’en pleine séparation d’avec sa femme –une ancienne actrice qui jouait le rôle de Aïda la justicière dans une série de B-movies produits par Bruno-, il parcourt en diagonale ce scénario intitulé « Le caïman » avant de s’endormir. Son projet d’un Christophe Colomb tournant court, Bruno décide de monter le film de Térésa, sans vraiment savoir quel en est le sujet. Mais alors qu’il s’est déjà bien engagé dans la production, il réalise brusquement que ce film, racontant l’ascension et la prise de pouvoir médiatique et politique d’un riche homme d’affaires, est une attaque directe contre le Président du Conseil italien du moment, Silvio Berlusconi ; trop tard pour abandonner le projet.

 

Le Caïman est un film-hommage au cinéma et à ceux qui le font : c’est l’histoire de Bruno Bonomo, petit producteur en quasi faillite, qui, tenace, bataille pour monter son film ; un combat quotidien fait de négociations, de mensonges, de compromis avec des financeurs -au premier chef desquels la télé, dont les critères n’ont rien à voir avec l’éventuelle valeur artistique d’une œuvre potentielle-, avec des coproducteurs, avec une réalisatrice à l’ambitieuse vision coûteuse, avec des acteurs narcissiques… Le combat d’un homme qui, n’étant plus grand-chose, se prouve peut-être à travers cette lutte opiniâtre pour mener à bien son projet qu’il est encore vivant ?

Quoiqu’il en soit, pour Nanni Moretti, le cinéma ne repose pas uniquement sur ceux qui le financent, pas plus que sur ceux dont le nom apparait en grosses lettres dans un générique. En une simple séquence, il met ainsi en valeur les artisans de cet art, décorateurs, électriciens, costumiers etc… capables de fabriquer du rêve avec trois bouts de ficelles. Car Moretti, à travers son héros qui n’a jamais produit que des navets, rend hommage à un cinéma modeste pratiquement disparu aujourd’hui : il fut un temps en effet où l’Italie, outre les œuvres des grands maîtres que tout le monde connaît, produisait une flopée de petits films de genre (westerns-spaghetti, péplums, gialli, polars, sexy Le Caïman_01comédies…), tout une cinématographie plébéienne dynamique -si ce n’est de qualité- dont le public s’est détourné au profit de la TV (singulièrement celle de Berlusconi). Dans Le Caïman perce une nostalgie de ce cinéma, notamment lorsque l’on croise le vieux réalisateur ami de Bruno qu’on imagine volontiers être celui qui tourna « le dernier film de pirates italien » dans le bassin de quelques mètres-cubes que montre Bruno à Térésa lors d’une visite de ses studios. Moretti évoque un cinoche bricolé d’enthousiasme dans lequel une façade factice de saloon suffisait pour que « Le jour on tournait Veillée de sang pour le shérif Clarck et la nuit La vengeance des sorcières endiablées. » Plus largement, Moretti semble attaché à la culture populaire, attachement qui transparaît encore lorsque l’aménagement des studios de Bruno en vue du tournage devient une séquence de comédie musicale ou quand -une fois de plus dans un de ses films- Moretti se met en scène lui-même, au volant de sa voiture, braillant les paroles d’une chansonnette passant à la radio.

Le Caïman est une comédie dramatique : c’est l’histoire de Bruno Bonomo, un homme déboussolé, perdu, incapable d’accepter la séparation d’avec sa femme ; un homme qui ne sait plus où est sa place, revenant chaque soir dans son ancien appartement pour raconter des histoires à ses deux garçons pour les endormir avant de s’en retourner coucher dans ses studios. Une situation dramatique que Moretti traite sans aucun mélo, combinant au contraire avec sensibilité situations de comédie (les tergiversations de Bruno et de sa future ex-femme Paola au moment d’annoncer leur séparation à leurs deux enfants, ou Paola au téléphone au milieu du match de football) et moments d’émotion douloureuse, comme cette déchirante séquence où Bruno, après avoir aperçu sa femme au restaurant attablée avec un inconnu,Le Caïman_04 remonte, dévasté par le chagrin, les trottoirs encombrés, mi-marchant mi-courant, douloureuse petite silhouette rondouillarde filmée en un long et émouvant travelling latéral. Pour Bruno, monter son film est peut-être aussi –un temps-, tenter de retrouver une forme de virilité ébranlée par sa séparation ?

Le Caïman est un film politique : c’est l’histoire de Bruno Bonomo, italien moyen quasi-inculte politiquement, qui, comme la majorité de ses contemporains, laissa un homme sans scrupule, disposant d’énormes moyens, prendre le pouvoir -les pouvoirs-. Mais Bruno, grâce au scenario de Térésa, commence à acquérir une conscience politique. Car le film de Moretti attaque frontalement Berlusconi : “Le Caïman” de Térésa, dans lequel Bruno s’implique plus encore qu’il ne l’aurait cru initialement, raconte l’ascension d’un affairiste sans scrupule qui deviendra l’homme le plus puissant d’Italie et à qui Moretti donne trois visages : d’abord, à travers les images fantasmées de Bruno lors de sa lecture du scénario de Térésa, celui, incarné par Elio De Capitani, de l’homme d’affaires retord manipulateur et impitoyable corrupteur à la fortune littéralement tombée du ciel, puis homme de télévision flattant sans vergogne les bas instincts du public. Ensuite, lors des premières répétitions du tournage, interprété par Michele Placido, c’est le beau parleur, séducteur, charmeur, enjôleur. Enfin, lorsque commence le tournage du Caïman de Térésa, par une renversante mise en abyme, le Cavaliere prend les traits de Nanni Moretti lui-même, Le Caïman_03dans une ultime scène d’une réfrigérante rupture de ton où Moretti, visage de marbre et yeux de loup braqués sur le spectateur, prononce d’une voix glaçante les mots-mêmes de Berlusconi-l’homme politique, paroles troublantes et dernières sombres images qui laissent le spectateur figé dans son fauteuil.

Le petit miracle de ce film est que Nanni Moretti réussit à faire cohabiter ces trois niveaux (l’hommage au cinéma, la comédie dramatique et la charge politique) avec fluidité, entremêlant l’intime et le général, le drôle et le tragique, et parvient à susciter toute la gamme des émotions qui vont avec : nostalgie, amusement, peine, réflexion, inquiétude… et d’autres encore, comme ce moment de pure poésie où Bruno au volant de sa voiture suit dans la nuit une improbable caravelle de Christophe Colomb à travers les rues de la ville ; ou encore cet autre, touchant, où Bruno et Paola, leur divorce finalement prononcé, se retrouvent sur la même route, chacun dans sa voiture et, se doublant, se redoublant, dansent un étrange ballet automobile, semblant deux poissons dans un même courant entrecroisant encore un temps leurs trajectoires avant de se séparer.

La force de Le caïman repose aussi sur des acteurs tous impeccables, de Silvio Orlando, petit bonhomme empêtré dans un milliard de problèmes qui paraît ne jamais faire le poids et qui pourtant s’avère animé d’une vitalité et d’une énergie inépuisables, à Margherita Buy -Paola/Aïda-, femme mature qui parvient à faire passer toute l’affection qu’elle porte encore à Bruno tout se montrant inflexible dans sa volonté de refaire sa vie sans lui (et Le Caïman_02loin donc du cinéma et du rôle pesant d’éternelle Aïda), en passant par Jasmine Trinca qui campe la jeune réalisatrice novice habitée par son projet, à la fois angoissée et déterminée, ou encore Michele Placido qui offre en quelques séquences un réjouissant portrait d’acteur vieux beau encore persuadé de son charme, soucieux avant tout de son image et au comportement caricaturalement show-biz.

Pour Moretti, comme Bruno, l’Italie s’est perdue, disloquée, éparpillée, pour s’abandonner aux bras d’un malandrin. Alors, comme Bruno se retrouvant petit à petit lui-même, Moretti semble avec ce film former l’espoir qu’il en aille de même pour son pays, que celui-ci ouvre les yeux, à l’instar de la vieille secrétaire de Bruno, électrice avouée de Berlusconi, qui, effarée, regarde sur son écran de TV le -véritable- cavaliere tel un dramatique bouffon tenir des propos injurieux -se voulant soit-disant humoristiques- à l’égard d’un membre allemand social-démocrate du Parlement Européen.

Le Caïman démontre qu’il est possible de faire un cinéma engagé sans être prêchi-prêcha (d’ailleurs Moretti s’en moque dès la séquence d’ouverture montrant un extrait d’un film de Bruno, « Cataractes », qui aurait pu s’intituler « Aida contre le stalinisme »), nostalgique sans être passéiste, émouvant sans être gnangnan, drôle sans être balourd, intelligent sans être donneur de leçons ; le tout à la fois.

Poster un commentaire

THE BIG CLOCK

La grande horloge (The big clock – 1948), de John Farrow, avec Ray Milland, Charles Laughton, Maureen O’Sullivan, George Macready, Rita Johson, Elsa Lanchester.

The big clockGeorge Stoud est éditeur en chef de Crimeways, l’un des magazines du magnat de la presse Earl Janoth qui dirige son empire du haut d’un building réglé par une énorme horloge. George Stoud et ses collaborateurs ont mis au point une méthode qui leur permet de débusquer avant la police des suspects en cavale et d’en faire des unes à succès. George reçoit ainsi un appel d’un correspondant qui a retrouvé la trace d’un de ces fuyards. Janoth, satisfait par la perspective de voir ses ventes grimper avec cette affaire, intime à George de la suivre personnellement. Mais celui-ci est bien décidé à partir enfin en vacances avec femme et enfant. Face à son refus, Janoth menace de le virer. George s’entête et, oubliant les siens qui l’attendent à la gare, s’offre une nuit de beuverie en compagnie de Pauline York, la maîtresse de Janoth. Au matin, celle-ci l’enjoint de quitter son appartement avant le retour de Janoth. Ce dernier, sortant de l’ascenseur, aperçoit une silhouette s’enfuyant par l’escalier, sans toutefois reconnaître George. Une dispute s’ensuit entre Janoth et Pauline et, dans un geste de colère, celui-là tue celle-ci avec un cadran solaire massif qu’elle et George avaient ramené d’un bar durant leur nuit d’alcoolisation. Janoth se réfugie ensuite chez Hagen, son bras droit, lui avouant son crime. Hagen se rend chez Pauline pour effacer les traces de Janoth et remarque, inscrit sous le socle du cadran solaire/arme du crime, le nom du bar d’où il provient. Janoth et lui élaborent un plan pour faire accuser l’inconnu qu’il a vu sortir de chez Pauline. Mais il faut le trouver avant que le meurtre ne soit découvert par la police. Ils téléphonent à George, qui entre-temps a rejoint sa famille dans un chalet de villégiature, et cherchent à le convaincre de revenir se lancer sur la piste d’un soi-disant important escroc en fuite, lui livrant les premiers indices dont ils disposent : l’homme aurait été vu en compagnie d’une blonde dans un bar -qui est celui où George et la blonde Pauline ont passé une partie de la nuit- et ils lui révèlent le nom de cet homme, nom que George sait être le pseudonyme utilisé par un acteur de ses amis rencontré dans ce même bar. Troublé, George accepte de mener la chasse. De retour à son poste, il comprend vite que l’homme qu’il doit rechercher, c’est lui-même.

 

Le nom du scénariste -l’auteur de polars Jonathan Latimer– et la première séquence -scène-cliché d’un homme traqué dont la voix off introduit le long flash back constituant le film- laissent augurer d’un film noir. Mais dès les scènes suivantes, le spectateur se voit détromper : la tonalité du film emprunte d’abord à la comédie avant d’effectivement basculer vers le noir. Basculant d’un genre à un autre, The big clock s’avère de fait une œuvre bancale ; et pourtant plaisante de bout en bout.

Sa première partie de ce film lorgne donc du côté de la comédie, mais sans en poser d’emblée les bases ni s’y livrer pleinement : les premières séquences se déroulant presque exclusivement dans le gratte-ciel où sont conçus les magazines de Janoth montrent sur un mode plutôt neutre la ruche qu’est ce building (même si s’y glisse une scène humoristique dans un ascenseur). Outre de présenter ainsi l’empire Janoth, c’est aussi l’occasion de poser l’opposition de personnalité entre la vivacité et l’humanité de l’endetté George Stroud et la froideur impitoyable du richissime Janoth. Ce n’est qu’ensuite, une fois hors de l’immeuble des publications Janoth, avec la rencontre entre George et Pauline, la maîtresse de Janoth, -et en arrière-fond la femme de George l’attendant, puis ne l’attendant plus, pour leur départ en vacanceThe big clock_01– que se mettent en place les éléments d’une situation propice à une comédie qui culmine avec leur nuit de beuverie et les rencontres farfelues qu’il y font. Pour autant, le film ne se laisse aller pleinement au genre :  tout dans cette partie du film pourrait faire de George Stoud un personnage à la Cary Grant, mais Ray Milland interprète ce rôle plutôt avec retenue, se gardant de forcer son jeu qui en aurait fait un vrai personnage de comédie. Et la situation vaudevillesque n’est pas poussée plus avant, tout rentrant dans l’ordre lorsque George rejoint sa femme, se justifiant auprès d’elle avec une lâche hypocrisie qu’il accompagne cette fois-ci de quelques vraies mimiques -relativement- sobres et brèves de comédie (quasi adressées directement au spectateur) ayant pour but de faire passer la pilule auprès dudit spectateur et donc de sa femme (car le fait est que si rien n’est ostensiblement suggéré et encore moins explicitement montré, il n’en demeure pas moins que George s’est réveillé au matin –même si c’est sur le canapé- dans l’appartement de Pauline).

Mais avec le meurtre de Pauline, The big clock change de tonalité. Et le piège se refermant alors sur George est tout à fait jubilatoire pour l’amateur de films noirs qui, seul à posséder tous les tenants du drame, peut donc -avec la perversité d’un amateur du genre- se réjouir de l’inextricable situation de George. Cependant le film ne bascule pas pleinement dans le Noir, car malgré sa belle mécanique, cette seconde partie perd vite l’aura tragique des grands films du genre. En effet, les éléments commençant de se dénouer, le spectateur ne craint rapidement plus pour George, convaincu que l’issue en sera heureuse pour lui et n’est plus alors que simplement intéressé par la façon dont le film parviendra à cette fin certaine. De plus, comme un écho de la partie précédente, viennent s’y glisser des interventions comiques (à travers de véritables personnages de comédie tel celui de Elsa Lanchester ou ceux des barmen) qui éclaircissent, voire pervertissent (parfois un peu étrangement –cf. la scène de l’antiquaire avec la caravane-) la noirceur attendue/espérée.

Et pourtant, le petit miracle est que tout se tient dans ce film à l’alchimie hétéroclite et le spectateur se laisse tout du long plaisamment prendre au jeu grâce au talent de John Farrow. La réalisation, d’une apparente simplicité, révèle effectivement, à y regarder de plus près, l’intelligence de la mise en scène : de nombreux plan-séquences, parfois à la limite de la discrète prouesse technique (le plan inaugural ou la séquence dans l’ascenseur), avec des protagonistes souvent en mouvement, une caméra fréquemment mobile qui les suit dans leurs déplacements ou, dans des plans multipliant acteurs et figurants situés à divers degrés du champ, s’en approche souplement pour les isoler et les saisir en action, tout cela donne à l’ensemble dynamismeThe big clock_04 et fluidité, et procure un véritable sentiment de vie, y compris hors cadre (identiquement, dans certains plans, de rapides attitudes ou brefs regards de figurants leur conférent instantanément une existence propre qui vient renforcer encore l’impression de vitalité). Et il faut mettre en avant la séquence finale de chasse à l’homme dans l’immeuble de Janoth où Farrow réussit à susciter une désorientante sensation labyrinthique.

S’agissant des acteurs, le solide Ray Milland, par la sobriété de son jeu, parvient à naviguer entre les deux eaux de la comédie et du film noir en demeurant crédible. En revanche, Maureen O’Sullivan, dans un rôle d’épouse modèle -mais pas dupe- offrant peu de perspectives, y est assez fade. De même Rita Johnson en Pauline York n’a, hormis dans une ou deux scènes, pas assez le loisir de s’exprimer pour donner la mesure de son personnage de femme de tête entretenue tout en cérébrale séduction. Et si George Macready est un Hagen de peu de relief, à l’inverse, Elsa Lanchester, The big clock_03en peintre un peu fofolle, est plus qu’à la limite du jouissif cabotinage (notamment lorsqu’elle est face à son mari de Charles Laughton). Et justement, l’un des bonheurs de ce film est de se délecter du jeu de l’immense Charles Laughton dans une de ses compositions d’infâme salaud dont il était coutumier. Il campe ici tout en distinction méprisante un insensible glaçant patron-monarque, un régal d’amoral despote capitaliste, un tyran toujours tiré à quatre épingles craint de ses employés sans jamais hausser le ton tout en prenant soin de paraître -hypocritement- s’intéresser à eux, capable de virer quiconque sur l’instant pour un motif futile (proche en cela d’avoir sur eux une forme de droit de vie et de mort), contrôlant tout son empire (notamment par un système d’écoute des bureaux de ses employés) et obsédé par le temps (qui est de l’argent).

Poussant la lecture, ce personnage incarne -volontairement ?- à lui seul une forme de dénonciation d’un système à son paroxysme, un capitalisme ayant la mainmise sur le monde (résumé ici au building de ses publications où se déroule l’essentiel du film), dont le profit The big clock_02est l’exclusive -et partagée par tous- vocation (nul, y compris George lui-même, ne remet en cause la moralité de sa méthode pour trouver les criminels avant la police afin de les interviewer, tant elle permet un accroissement des ventes) et s’étant arrogé les fonctions régaliennes de police (la vraie police est de fait totalement absente du film, son rôle étant assurée par des gardes privés sous la férule de Janoth et qui se voient accorder le pouvoir de contrôler les identités de toute une foule de visiteurs avant de les autoriser à sortir du bâtiment ou celui de traquer un homme) et de justice (les mêmes gardes sont sommés par Janoth d’abattre à vue ledit homme). Quant à la fameuse grande horloge trônant dans le hall de l’immeuble et le contrôlant, elle est symbole de la déshumanisation, de la mécanisation de cet homme/machine, de cet individu/système qu’est Janoth, emprisonné dans le chronométrage permanent de chaque instant de sa vie ; et que George, l’homme à la libre relation au temps (il voyage dans le temps : en introduisant le flash back du film, il passe d’une certaine façon du présent au passé ; il laisse le temps filer, lorsqu’il rate son rendez-vous à la gare avec sa femme), une fois libéré de l’emprise de son emploi, dérègle par deux fois : d’abord quand Janoth tue Pauline dans un geste de rage avec le cadran solaire (objet d’un autre temps) ramené par George ; puis lors de l’interruption un instant par George du fonctionnement de la grande horloge qui, entraînant l’arrêt de toutes les pendules de l’immeuble, déchaîne la furie de Janoth contre un simple réveil. Deux moments où Janoth, perdant tout contrôle, est submergé par une humaine colère et qui entraîneront le détraquage de l’ensemble de sa machinerie.

The big clock, film au déroulement bâtard, peut décevoir, ne procurant pas les émotions que donnent généralement les genres avec lesquels il fraye. Pourtant, il recèle de qualités de réalisation et d’interprétations, et d’une richesse thématique à même de tenir le spectateur tout du long de son visionnage. Et de toute façon, tout film avec Charles Laughton à son générique mérite un coup d’œil.

Poster un commentaire

LA CONSPIRATION DES TÉNÈBRES.

La conspiration des ténèbres (Flicker, 1991) de Théodore Roszak, traduit de l’anglais (américain) par Edith Ochs. Editions Le Cherche Midi 2004.

ConspirationDesTenebresLe virus du cinéma lui ayant été inoculé par sa mère dès son plus jeune âge, Jonathan Gates, devenu jeune homme, s’installe à Los Angeles. Là, ce dévot des salles obscures fréquente assidument le Classic, une salle miteuse mais à la programmation pointue. Il devient ami du couple propriétaire, Sharkey et Clare, puis amant/élève de cette dernière, femme revêche, cassante et intransigeante qui l’initie concomitamment au sexe et à l’exigence cinéphilique. Embauché comme assistant projectionniste/homme à tout faire, il est formé par Sharkey aux aspects techniques et historiques du cinéma. Un soir, lors d’une des rituelles discussions de café post projection avec d’autres amoureux de cet art, le nom de Max Castle, oublié réalisateur de second ordre de films d’horreur de série Z, est cité au détour de la conversation. Intriguée par ce metteur en scène dont elle ignore le travail, Clare parvient à mettre la main sur des bouts d’un film de Castle, « Le festin des morts-vivants ». Bien que jugeant ce qu’elle voit globalement à chier, il y a pourtant quelque chose d’étrange dans une séquence… Plus tard, suite à un concours de circonstances, l’équipe du Classic entre en possession des bobines d’un film qu’ils identifient comme une réalisation prétendument perdue de Castle et dont le visionnage les laisse bizarrement abasourdis. Jonathan décide alors d’enquêter sur l’œuvre et le destin de ce cinéaste.

 

Ce roman est une déclaration d’amour érudite au cinéma dans la diversité de ses expressions : films européens prétendument intellos, films de jeunes punks provocateurs trash, films de genre de vieux chevaux sur le retour, à gros budget ou bricolés pour trois sous dans une cave, datant des temps archaïques/héroïques ou d’une production récente, nulle étiquette ne peut encager un art où, de partout, à tout moment, peuvent survenir des moments de grâce ; c’est cette multiformité des plaisirs cinématographiques -et ceux qui les créent- que Roszak célèbre à travers la quête/enquête de Jonathan.

Les investigations de Jonathan sur la vie et l’œuvre disparue d’un petit cinéaste négligé vont l’amener à rencontrer toute une palette de délectables personnages plus ou moins allumés liés au monde du cinéma : un très vieux directeur photo nain irascible à demi-mort et sa compagne ex-starlette de serials, un riche cinéaste expérimental underground néo warholien, un théoricien du cinéma français et marxiste et sa cour d’étudiants disciples, un ex-prêtre graphomane paranoïaque interné en HP, une ancienne vedette adepte d’une forme élaborée de sexualité tantrique, un adolescent albinos génie reclus du cinéma gore… et d’autres encore comme, en gargantuesque guest star, un Orson Welles over wellesien revenant sur le tournage avorté de son Au cœur des ténèbres ou, par lettre interposée, John Huston révélant la secrète élaboration de son Faucon maltais. Roszak, mêlant habilement le vrai au faux, sème le trouble dans l’esprit du cinéphile (et l’entraîne à rêver d’œuvres qui ne virent jamais le jour). Et il parvient aussi à éviter tout didactisme pédant lorsqu’il évoque de vastes pans de l’histoire de cet art, revenant par exemple sur ses origines techniques ou ressuscitant via Max Castle tous ces metteurs en scène et techniciens maîtres de la UFA contraints de fuir le nazisme pour trouver refuge dans un Hollywood qui les traita comme de simples employés dévolus à la production en chaine ; ou encore exaltant la figure d’Henri Langlois, premier à tenter de sauver ces périssables bandes de celluloïd aux instables composés chimiques (les grands studios hollywoodiens ayant pendant très longtemps détruit des milliers de films ; 80% de ceux tournés avant 1930 sont portés disparus) que suivirent de jeunes turcs inventant la politique des auteurs (avant d’incarner la Nouvelle Vague) et s’attaquant à combler le fossé entre la « kulture » et une forme artistique considérée encore alors comme vile distraction pour le populo.

Mais au-delà, le roman de Roszak questionne sur les pouvoirs -hypnotiques- de cette lanterna magica à laquelle durant des décennies s’offrirent dans le noir (dans les ténèbres) des millions de gens : pouvoir de faire bouillir une sexualité adolescente émergente par quelques images plus audacieuses dans ce qu’elles suggèrent que dans ce qu’elles montrent et à même d’incandescender les jeunes hormones (« Mais non, elles étaient là, aussi vives que jamais, les images obsédantes et totalement irréelles du désir que les films inspirent aux esprits adolescents. La beauté qui ne flétrit jamais, le baiser qui n’en finit pas, la nuit de folle passion qui va crescendo sur une musique de Max Steiner et achève le film en se figeant en équilibre pour l’éternité au plus fort de la fièvre amoureuse. ») ; pouvoir d’éblouir en confrontant soudainement le spectateur à la pure beauté (« (…) Parce que les films sont si beaux et si palpitants… Ils ont une vie, plus réelle que nos vies soi-disant réelles. Ils ont un pouvoir. Je savais que ce pouvoir allait loin. Ce n’était pas seulement les histoires, ni les stars, ni l’angle de la caméra, ni rien de tel. Quelque chose derrière tout ça, quelque chose qui connecte. J’ai toujours su que c’était là (…). J’étais prête à croire qu’il y avait du mystère dans le cinéma, un charme, une magie, quelque chose de diabolique. Il capte l’attention avec tant de force, il t’avale tout cru. Le cinéma, ce n’est pas seulement le cinéma. »). Mais aussi pouvoir de manipulation des masses, dont certains dans l’Histoire firent un usage ostensible et transparent (Goebbels, Staline…) tandis que d’autres utilisèrent et utilisent encore le cinéma pour faire passer de façon moins grossière, plus détournée -et sans doute moins consciemment planifiée- un contenu idéologique, distrayant (amusant) pour distraire (détourner l’attention), enrobant de séduisantes formes récréatives un fond bien moins innocent (« Les gens ne sont pas sur leurs gardes quand on les divertit. »).

Mettant au jour les pouvoirs du cinéma (loin, bien que supplantés par la TV, puis par Internet, d’être aujourd’hui devenus anecdotiques), Roszak incite le lecteur/spectateur à ne pas se contenter de voir des films, mais à chercher à les regarder. Non pas, comme les protagonistes du roman, pour tenter d’y détecter, dans un élan paranoïaque, les puissantes images subliminales que Castle glissait dans ses œuvres (encore que…), mais parce que dans un film, tout peut faire sens : un cadrage, un mouvement de caméra, un éclairage, un montage, un son… , tout y est manipulation ; et à s’interroger aussi, plutôt que sur ce qui fait le succès d’un film, sur ce que disent les films qui font des succès. Alors, accepter et aimer s’abandonner aux charmes de cette ensorcelante lumière mouvante sur écran blanc, mais tout en préservant tout au fond de l’esprit, silencieuse le temps de la projection, la conscience d’être manipulé.

Cependant, par touches d’abord éparses puis de plus en plus prégnantes, c’est bien sur un chemin paranoïaque que Roszak entraîne le lecteur, avant de complètement basculer, parvenu aux deux tiers de ce pavé (760 pages bien tassées), dans le complotisme historico-ésotérique (sous-genre littéraire qui fera florès une décennie plus tard -2003- dans la foulée d’un incompréhensible succès mondial).

Mais Roszak prend-il cela vraiment sérieux ?

Approchant de trop près de la révélation d’une vérité inouïe, Jonathan tombe aux mains d’une mystérieuse organisation secrète (Les Orphelins) à l’origine albigeoise clichée, au dessein plus ou moins abscons et aux inventions et découvertes ayant incroyablement influencé le cours de l’histoire du monde (rien que ça…). Mais Jonathan avoue alors au lecteur son impression de se sentir dans la peau d’un héros hitchcockien (dans un film donc !) et le roman, jusqu’alors narré à la première personne, passe subitement pour un temps à la troisième personne et offre alors effectivement une séquence de pur cinéma à laquelle Jonathan a du mal à croire lui-même (d’où l’utilisation de la troisième personne du singulier). Dès lors, à chacun de se laisser emporter par le tropisme qui lui est propre quant à la crédibilité interne de ce basculement, accordant plus ou moins de crédit aux indices précédemment livrés dudit gigantesque complot (par exemple le fait que le mécanisme qui permet l’avancée de la pellicule dans un projecteur est en forme de… croix de Malte et génère une impression de scintillement –flicker– hypnotique par l’alternance rapide de micro instants d’obturation -fugitive plongée dans les ténèbres où agissent les Orphelins- entre deux images fixes.). Mais plus malin, jouant avec son lecteur, Roszak l’a au préalable prévenu par l’intermédiaire du personnage dévoilant à Jonathan l’ampleur de la conspiration ourdie par les Orphelins dans le temps et dans l’espace « (…) je suis obligé de vous dire, Jon, que vous allez vous couvrir de ridicule. (…) vous ne trouverez pas un seul lecteur favorable qui ne soit psychotique. (…) Révéler toute l’histoire du début à la fin. A présent, je comprends pourquoi je n’ai pu le faire. Parce que ça ne passe pas à la lecture. On croirait un fantasme paranoïaque. » pour le confronter ensuite a posteriori à sa propre crédulité, habile, perverse et décalée mise en abyme qui manipule tout à la fois le personnage principal et le lecteur. Mais peut-être n’est-ce finalement qu’une voie détournée, retorse, d’utiliser la littérature pour faire plonger son héros (et le lecteur) dans du cinéma ?

«Franchement mon vieux, je m’en fous pas mal. » Tombe au quasi terme du bouquin cette phrase étrange ; comme si l’important n’était pas une vérité en définitive futile (Jonathan, à propos des mémoires qu’il rédige sur toute cette aventure : « (…) Et puis quoi ? Peut-être que je fourrerai les pages dans des bouteilles que je jetterai à la mer. Avec ma chance, elles finiront par mettre le cap au sud. De quoi divertir les pingouins. ») et de toute façon éphémère. Seul compte l’art ?

Car in fine, à un Jonathan irrémédiablement coupé du monde, ne restera plus que la fugace et fragile beauté des films bricolés qu’il regarde dans la caverne platonicienne de Max Castle. Jusqu’à ce que, inéluctablement, sur l’écran de chacun, s’affiche « The end ».